La politique, Nicholas a ça dans le sang, depuis toujours. Comme respirer, marcher, penser, les complots et les stratégies lui ont toujours paru d'une clarté enfantine. Excellent joueur d'échecs, il a gagné plusieurs tournois dans sa jeunesse, sous un faux nom. C'est un homme intelligent, et il ne s'en cache pas. Sa vanité semble ne pas avoir de bornes, mais il reste lucide malgré tout : il aime les flatteries mais méprise les flatteurs. Ne croyez pas que vous pourrez le tromper en jouant au plus fin, au serviteur fidèle. Il a grandi entouré de courtisans cherchant à le manipuler pour obtenir quelque chose de son père. À l'époque, il ne s'était pas laissé berner, et ce n'est pas aujourd'hui qu'il a presque la cinquantaine que cela va changer. C'est un homme mûr, pas un vieux gâteux. Nicholas considère la majorité de l'humanité comme une quantité négligeable dans le meilleur des cas, de la vermine dans le pire. Il voit grouiller sous les masques souriants les noires intentions de ses rivaux qui n'attendent qu'un instant d'inattention pour le poignarder dans le dos. Il agit alors simplement. Frapper le premier, avant que l'on ne vous frappe. Jusqu'ici, cette politique de la terreur lui a plutôt bien réussi...

Néanmoins, certaines personnes échappent à cette vision bien arrêtée du monde. On ne peut pas parler... d'amis à proprement parler. Disons qu'il s'agit de personnes dont Nicholas reconnaît les compétences et les récompense, allant même jusqu'à leur accorder une certaine... confiance. Ce qui n'est pas rien, connaissant la propension à la paranoïa aiguë de l'Empereur. Certains de ses ministres. Quelques conseillers. Quelques militaires. On les compte sur les doigts de la main, et leur position n'est pas la plus stable qui soit. Que le moindre soupçon de trahison pointe le bout de son nez, et la relative intimité qui s'était instaurée disparaît aussitôt : comme un animal sauvage qu'on vient d'effaroucher, Nicholas reprend ses distances et son habituelle froideur.

Nicholas n'est pas un homme tendre, loin de là, cela semble évident. Une main de fer dans un gant de velours, direz-vous ? Non. Un poing de fer dans un gant d'acier ! Sa discipline est martiale, que ce soit dans sa vie publique ou sa vie privée. Tout manquement à l'ordre est sanctionné, pas d'exception à la règle. Pas même pour sa famille. Et pourquoi en ferait-il, après tout ?

Ses enfants ne sont à ses yeux que des courtisans oisifs de plus, complotant dans l'ombre pour prendre sa place. Et ils auront beau répéter encore et encore que la politique ne les intéresse pas, son opinion ne bougera pas d'un pouce. Il les a engendré par devoir, pas par amour. Un Empereur sans enfants devient la proie des plaisanteries. Il ne pouvait permettre qu'une chose pareille se produise. Il avait donc procréé, et le résultat l'avait laissé de marbre. Des dégénérés, tous autant qu'ils sont, soumis à leurs pulsions, à leurs appétits égoïstes, des animaux mal dressés... Comment son sang avait-il pu se pervertir de la sorte ? Ils doivent sûrement tenir ça de leur mère, tiens.

Nicholas tolère les aventures de son épouse sans faire d'histoire. Tout simplement par manque d'intérêt. Tant qu'elle reste discrète, et qu'elle sait se tenir en société, peu lui importe la façon dont elle occupe ses soirées. Bien entendu, il n'apprécierait pas qu'elle partage la couche de l'un de ses ennemis, ou qu'elle lui ramène un bâtard dont il devrait assumer la paternité pour sauver les apparences, mais pour l'instant, rien de tel ne s'est jamais produit. Pour sa part, on ne lui connaît aucune maîtresse, et sa fidélité à son épouse est considérée comme exemplaire. De mauvaises langues murmurent que c'est simplement qu'il ne veut pas s'encombrer d'une femme de plus et de sa possible progéniture. D'autres encore qu'il a simplement trop peur de se faire assassiner pendant qu'il s'adonne aux plaisirs de la chair. Allez savoir.

Le pire ennemi de l'Empereur n'est pas la Rébellion. C'est un ennemi infiniment plus insidieux. Infiniment plus terrible. Le Temps. Peut-être le seul point commun que le couple impérial partage. On ne peut l'éviter, on ne peut l'acheter, on ne peut l'effrayer. Il n'est pas d'armes pour le combattre... pour le moment. Nicholas a toujours rêvé d'immortalité, c'est bien connu. Mais contrairement à son épouse, ce n'est pas la jeunesse éternelle qui l'intéresse, la beauté n'est que futilité à ses yeux. Non, lui, ce qu'il veut conserver, c'est son esprit. Se sentir vieillir, perdre sa force physique, la puissance de son corps noueux, passe encore. Mais que son cerveau se détériore, perdre sa lucidité, ses souvenirs, sa rapidité... Jamais ! On dit qu'il paye des scientifiques pour faire des recherches dans cette otique... Mais qui sait ce qu'il a vraiment en tête ?

L'Empereur cache désormais le plus souvent son visage sous un masque, ne l'ôtant que lors des rares cérémonies mondaines auxquelles il assiste, et dans l'intimité. On raconte qu'il a quelque chose à cacher, mais ceux qui ont vu Nicholas tête nue peuvent témoigner que cette rumeur est erronée. L'âge a peut-être fait grisonner sa crinière de cheveux noirs, mais il n'y a rien dont il ait à avoir honte. On suppose qu'il s'agit en réalité d'un masque équipé de filtres, au cas où quelqu'un chercherait à l'empoisonner à l'aide d'un gaz toxique quelconque.

Nicholas ne ressemble pas à ses fils. Il n'a pas leur beauté délicate, presque féminine. Il est beau, lui aussi, mais une beauté différente, brute, mâle. La même beauté que son père. Les pommettes hautes, le nez busqué, comme le bec d'un oiseau de proie, on reconnaît en ses traits son hérédité impériale, et s'il n'apportait pas autant de soin à conserver un visage glabre alors que son père, lui, portait la barbe, on pourrait le prendre pour une copie conforme de son géniteur. Ses yeux gris profondément enchâssés dans ses orbites scrutent son entourage d'un regard glacial, ses iris si claires qu'on a l'impression qu'en se concentrant on pourrait voir son cerveau au travers. Ses lèvres fines sont pincées en une moue dédaigneuse, ne s'étirant que trop rarement en un sourire pointu, un sourire avec des dents dedans. Un sourire de prédateur.

De prédateur, il en a aussi le corps. Les Van Aalbrück ont depuis toujours appliqué la devise "un esprit sain, dans un corps sain", Nicholas n'a pas fait exception à la règle. Sans être un athlète de haut niveau, il avait dans sa jeunesse une musculature solide qui n'aurait pas dépareillée dans un uniforme de soldat. Les années sont passées, et avec le poids des responsabilités allant croissant, il a eu moins de temps à consacrer au sport. De nerveux et secs, ses membres, son torse, se sont épaissis. Il n'a pas grossi, non, ce ventre rond et gras qu'on retrouve sur bien des quarantenaires n'a jamais ramolli sa silhouette. Il ne se serait pas permis une telle perte de contrôle de sa ligne. Il se tient toujours aussi droit, dominant de sa haute taille la plupart de ceux qui ont la -chance- de pouvoir lui parler en face à face. Il est simplement passé de jeune loup svelte à vieux tigre au port altier. C'est l'âge, voilà tout. Nicholas accepte les changements de ce type sans honte, contrairement à son épouse. Mais c'est bien connu que les hommes vieillissent mieux que les femmes...

La famille impériale est depuis toujours l'instigatrice des modes à bord de l'Uros. Les nouvelles tendances se répandent selon un schéma pyramidal dans la société. La Lux copie la famille impériale pour se faire bien voir, la Pooja copie la Lux pour "faire riche", et ainsi de suite. On peut dire que Nicholas, contrairement aux générations précédentes, arbore un style vestimentaire excessivement sobre, fonctionnel, presque sévère. Une simple combinaison pare-balle, noire, élégante de simplicité, ayant pour tout ornement un fin galon sur le col. Lors des fêtes et des cérémonies, il drape ses larges épaules d'une cape à col montant (seule "fantaisie" qu'il s'autorise), noire, elle aussi. Les médisants aiment à plaisanter sur le sujet, disant qu'il porte le deuil de sa lignée... Après tout, n'est-il pas le dernier de sa race ? Ce n'est pas sur ses enfants qu'on peut compter pour reprendre durablement les rênes du pouvoir... Et pour une fois, peut-être les langues de vipère ont-elles raison.

Une journée de plus. Nicholas pénétra dans ses quartiers privés, entouré par ses deux gardes du corps. La porte pneumatique se referma derrière eux avec un léger chuintement. Les pas de l'Empereur le dirigèrent mécaniquement vers sa chambre, sa main se levant brièvement pour congédier ses hommes. C'était bien l'un des rares endroits où il n'avait pas besoin de les avoir en permanence à ses côtés. Ses appartements étaient un véritable fortin. Ils n'étaient jamais bien loin, de toutes façons. Si jamais il avait besoin d'eux, il pourrait toujours les appeler. Ils gardaient la porte, ils étaient à portée de voix. Il n'ôta son masque que lorsqu'il fut bien sûr d'être seul, et se laissa tomber au fond de son fauteuil préféré.

Il resta là, immobile, un long moment comme figé, le regard perdu dans le vide. Sans ses yeux clairs qui brillaient d'un éclat toujours vif, et ses cheveux noirs veinés de gris, éparpillés sur ses épaules comme autant de fleuves, on aurait pu le prendre pour une statue de cire, une reproduction quasi photographique du roi, mais dépourvue de vie. Songeur, il demeurait inanimé, plus rigide que la pierre, repassant dans sa tête le fil de sa journée. Et ce n'était pas une vision satisfaisante. Loin de là. Sa vie était perpétuellement en danger, sa position au pouvoir de plus en plus instable. Et au lieu de mater la rébellion comme il aurait pu le faire...

Il se retrouvait contraint de passer derrière sa... progéniture et d'écouter les plaintes continuelles à leur sujet.

Un guerrier à l'épée brisée, contraint à regarder sa lignée dépérir et dégénérer. Voilà ce qu'il était. Il avait cinq enfants, et pas un seul ne trouvait grâce à ses yeux. Il ne se retrouvait dans aucun de ses fils. Qu'avait-il raté dans leur éducation pour n'avoir engendré que des rebuts pareils ? À croire que Viveka les avait tous fait avec quelqu'un d'autre. Ça ne l'étonnerait qu'à moitié, en fait. Si ses rêves d'immortalité se révélaient un échec, une vaine chimère, il pourrait seulement espérer réussir à dénicher un époux pour sa fille cadette, un homme qui serait digne du rang d'Empereur, de faire vivre son nom et sa lignée à sa place. Un peu de sang neuf corrigerait certainement les tares dont souffraient actuellement ses propres enfants. Mais au vu de l'attitude de petite peste pourrie-gâtée dont faisait preuve le fruit de ses entrailles (et encore une fois c'était la faute de Viveka, qui la couvait trop), Nicholas doutait que Neola soit capable de s'attirer toute seule les faveurs d'un prétendant, malgré sa naissance et son rang. Il faudrait sûrement qu'il s'en charge, une fois de plus. Mais qui voudrait d'un sale caractère pareil ? Il devrait peut-être la fiancer à l'un de ses opposants politique. Lui offrir une chance de devenir son héritier et de lui succéder sur le trône suffirait certainement à lui limer les dents... Il serait amusant de voir Neola au bras d'un de ses rivaux. Une récompense et une punition en même temps.

Il glissa sa main à l'intérieur de son masque et l'éleva à hauteur de visage, l'agitant lentement devant ses yeux, comme une marionnette. Dans la lumière tamisée de la chambre impériale, il lui semblait qu'en fonction de l'angle qu'il lui imposait, les expressions se succédaient sur le visage de métal, malgré le fait que ses traits, dépourvu de nez ou de bouche, étaient à peine humains... Le pouvoir de l'évocation. Il faudrait qu'il s'en serve, la prochaine fois qu'il aurait un discours publique à faire. Il joua un instant avec le masque, avant de s'absorber à nouveau dans ses pensées, passant mentalement en revue les célibataires de sa connaissance qui seraient des conjoints convenables pour sa fille.

Un éclat de lumière accrocha le métal, et il lui sembla subitement que le masque fronçait les sourcils et il réalisa alors...

Non. La marier n'était pas une bonne idée après tout. Loin de là. En agissant de la sorte... Ses trois fils convoitaient déjà sa place, il le savait, bien qu'ils s'en défendent. S'il ajoutait un quatrième larron à la liste des charognards qui attendaient sa mort pour pouvoir légalement se repaître de sa fortune et de son empire, il ne ferait que se causer des ennuis supplémentaires. Et qu'est-ce qui lui disait que ce nouvel héritier potentiel attendrait sagement qu'il trépasse de grand âge, alors qu'il pourrait bien plus facilement le faire assassiner ? Réchauffer des serpents sur son sein n'était pas une attitude sage, c'était bien connu... Mais il se trouvait face à un dilemme. Soit il prenait le risque de se faire mordre, soit il choisissait un homme sans danger, quelqu'un dénué d'ambition ou de tricherie... Et alors n'importe qui pourrait le manipuler pour nuire à Nicolas. Il faudrait donc que Neola ne se marie pas. Et il se retrouverait alors avec une fille inutile sur les bras, et toujours trois fils, tous plus incapables les uns que les autres.

Le masque sourit, malgré son absence de lèvres.

Certes, l'idée de devoir porter à bout de bras cette famille d'inutiles jusqu'à sa mort ne le séduisait pas plus que ça. Mais il restait encore son projet d'atteindre l'immortalité. Cela semblait peut-être un peu fou, quand on en parlait comme ça... Mais l'idée même de n'importe quel progrès scientifique avait été accueillie par le scepticisme, jusqu'à ce qu'on l'atteigne enfin. Il en serait de même pour son rêve. Il se voyait déjà, éternel, omniprésent et omniscient, capable de voir au travers des murs les plus épais, au travers du coeur même de ses sujets. Il ne serait alors plus question de cette ridicule Rébellion ! Ils trembleraient à l'idée même de prononcer son nom, ces vermines répugnantes qui s'imaginaient pouvoir le surpasser !

Nicholas voulut passer sa main dans ses cheveux et se rendit compte que le masque était revenu, comme de lui-même sur son visage. Il le portait de plus en plus souvent, au point que c'en était presque devenu une seconde peau. Il se sentait bien à l'intérieur, protégé. Toute araignée a besoin de son armure de chitine. Ce masque était la sienne. Et comme une araignée, il tisserait sa toile, inexorablement. Jusqu'à ce que ces larves le supplient de les épargner.

Et là, le pouvoir serait véritablement sien. Pour toujours.

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